vendredi 7 février 2025

L'éthique de l'écriture

L'année dernière, dans le cadre de ma journée de solidarité, j'ai proposé un atelier d'écriture aux résidents de mon établissement. Je nous ai inscrit au concours national d'écriture en EHPAD "les plumes grisées". 

L'aventure a duré plusieurs semaines et au delà du fait d'être un temps récréatif et créatif, cette expérience a surtout été un partage extraordinaire plein d'humanité. 

Le thème de 2024 était le "Voyage" et autant dire qu'il a été très fertile et productif.
Chacun des résidents a partagé son histoire, ses souvenirs, ses voyages, sa vie. Parce que, quel est le plus beau voyage si ce n'est la vie ?

J'ai la joie de partager ce texte avec vous. 

"Nous avons plus de 1000 ans à nous tous. 
Femmes et hommes de divers horizons avec qui débute ce voyage.
Un voyage de partages et d’évasions, de train en retard ou de dunes sahariennes. En partant de l’Algérie, en passant par Angoulême ou l’Amérique du nord. Peu importe ou nous mènent nos voyages, du moment que nous sommes ensemble.
Peut-être allons nous prendre un train-couchette, une voiture, un avion où par le hublot défilent les nuages ? 
Peut-être allons nous prendre une diligence en Italie, tirée par quatre chevaux à la robe alezane, cheveux au vent, et rencontrer Montaigne à qui nous offrirons le gîte et le couvert ? 
Peut-être que nous serons en 1965 pour un trajet Saintes-Paris et revenir avec le concours de maitre d’école en poche, ou encore sur l’Ile de la Réunion pour observer son volcan. Mais pour ce faire, il faut pouvoir lever la tête !
Nous avons 1000 ans à nous tous et 1001 voyages à raconter, des histoires à dormir debout, des souvenirs d’ailleurs, des promenades, un passé à explorer, des récits à partager qu’ils soient tristes ou joyeux, noirs ou colorés, profonds ou légers, qu’importe, nous sommes là pour les écouter.
Au regard des pèlerinages de tous, chacun voyage assis sur sa chaise en écoutant l’autre.
Au détour d’un tour de table, nous sommes transportés à Nice ou le chat pêche des poissons rouges dans le bassin de l’église tandis que le chien aboie à l’extérieur. Sur une poignée de porte est installée une chouette en carton avec un collier sur lequel pend un grelot. Ce dernier s’exprime et envoie son tintamarre à chaque ouverture de porte. C’est un rare voyage que Germaine nous rapporte avec un visage encore illuminé par le soleil niçois.
Vivre 5 années en Algérie et se faire escorter par les harkis pour donner naissance à son enfant. Andrée, émue, partage cet évènement avec des sourires plein les yeux. Elle revoit la toute petite église où sa fille a été baptisée, une église qu’elle décrit comme minuscule : « on ne tenait qu’à 7 ou 8 dedans ! »
Le Maroc, où le voyage est à la fois culturel et culinaire. Le couscous ! Et le pain cuit sur la pierre. La Kesra ! Me dira plus tard Madeleine. Ce pain est exquis ! Sans oublier bien-sûr de déguster un gendarme dans les rues d’Essaouira, un délice !
Mais nul besoin de partir au delà des océans pour voyager quand on ouvre un livre ou quand on ferme les yeux pour prendre les chemins du rêve. Parcourir son imagination et ses rêveries, être transporté au delà des mots, se trouver assis à côté de Jules Vernes et partir à l’aventure ! « Mais c’est un voyage à tarif réduit ! Quelle veine ! Un voyage extraordinaire à moindre coût ! »
La mémoire malicieuse de notre professeure d’anglais nous emmène un midi à Londres en 1970 ou le serveur lui avait apporté un Irish Coffee bien tassé. Entourée de ses élèves alors âgés d’environ 11 ans, hésitant à finir cette boisson qui lui chauffait déjà les oreilles, Marie-Thérèse avait alors offert une cuillère à café du breuvage à chacun de ses élèves afin de limiter les effets de l’alcool sur sa propre personne. Ainsi, elle espérait finir dans de bonnes conditions sa journée d’accompagnatrice scolaire.
« Oh un peu d’alcool… Cela tue les microbes ! Un sucre avec une goutte de rhum ou de cognac et voici l’immunité requinquée ! »
Nul besoin de partir au delà des océans donc. Explorer la mémoire de son passé, se souvenir de son enfance et de sa jeunesse comme un voyage dans le temps. Voilà comment nous sommes tous propulsés dans la grande Histoire et les petites anecdotes de Robert. 
Les yeux pétillants, Le Père nous rapporte qu’il avait été sollicité par l’armée américaine pour célébrer la messe après la guerre. Pour le remercier, il avait été invité à diner au campement et avait passé la soirée à alterner tasse de café et coupe de champagne, accompagné par des américains bien entrainés. Devant son récit, nous pouvons imaginer qu’il reste encore quelques bulles champenoises coincées dans ses souvenirs.
L’Histoire et la guerre s’invitent dans notre périple alors que nous évoquons les pigeons voyageurs. Ces fiables messagers méconnus, aux incroyables capacités, transmettaient des messages de la plus haute importance durant la guerre.
C’est ainsi qu’un jour, Andrée eut la visite d’un volatile portant un petit papier autour de sa patte. L’oiseau s’était perdu. Heureusement, le petit papier révélait le numéro du propriétaire. Ce dernier, habitant en Belgique, avait fait le voyage pour venir récupérer son animal. 
La guerre et son lot de souvenirs noirs. Jeanine, 15 ans à l’époque, se souvient qu’il y avait un couvre-feu. Il faisait nuit, il faisait froid et passé 19h, il fallait éteindre toutes les lumières. Vivre dans un noir complet et ne pas se faire remarquer.
Jeanine repense avec émotion et colère aux 72 morts de la rue Emile Zola, après un terrible bombardement qui marqua son coeur d’une ecchymose indélébile.
Et puis de fil en fil et de mémoire en mémoire, nous évoquons les hivers poétiques d’une autre époque.  Dehors, les vendeurs de peaux de lapins criaient à plein poumons pour vendre leurs marchandises. Avant de se coucher, la bassinoire remplie de braises était glissée sous le lit pour réchauffer le matelas et des briques brulantes tirées du poêle étaient glissées sous l’édredon au fond du lit pour lutter contre les froids nocturnes. Les pieds restaient ainsi bien au chaud avec parfois quelques linges retrouvés brulés.
En haute Savoie, quand la neige pouvait atteindre 1m50 de hauteur, les villageois attelaient les chevaux et les affublaient de cordes trainant de grosses planches en bois sur lesquelles Robert et tous les hommes du villages étaient assis. Ainsi les sillons créaient des chemins de fortune pour faciliter l’accès au village.
Catherine se souvient de son école et de sa classe. Les pupitres étaient en bois massif près du poêle à charbon. C’était bientôt Noël. Les élèves buvaient une boisson chaude et avaient reçu des chocolats en cadeau. Sur le chemin du retour, Catherine s’était aperçu qu’elle avait oublié ses gourmandises offertes par l’école. Il était impossible pour elle de ne pas les récupérer ! Alors elle fit demi-tour et se retrouva devant une école fermée. Qu’à cela ne tienne ! Elle alla sonner chez sa maitresse pour récupérer ses chocolats ! Catherine se souvient aisément de cette époque grace à la bosse du porte-plume toujours présente sur son majeure quelques dizaines d’années plus tard.
Voyager à travers les autres et vivre leurs aventures comme si on y était.
Fermez les yeux, nous y sommes. L’aventure à 100 à l’heure ! 
Prendre sa voiture pour un tout premier voyage à Paris et tomber en panne sur le rond-point de l’étoile.
Envoyer des flocons de neige par la poste pour partager son émerveillement avec sa famille lointaine.
Trouver un papillon sans vie à la fin de l’été et le déposer sur des fleurs immortelles.
Observer le voyage ascensionnel de l’alouette, écouter son chant et la regarder redescendre….
Voilà comment en quelques heures nous avons tous voyagé à travers le monde et à travers le temps.
Finalement, les plus beaux voyages sont ceux que nous partageons.
Enfin, nous dédions ce texte à Suzanne et Henriette qui nous ont laissé ici bas pour vivre leur dernier et grand voyage."


mercredi 5 février 2025

“Le temps, c’est la toile dont je suis à la fois l’araignée et la mouche" Proverbe arabe


 

Il vient de s'écouler cinq années depuis mon dernier post. J'avais même oublié l'existence de ce blog.
Et puis il m'est revenu en tête comme une odeur d'enfance enfouie dans les nimbes de la mémoire et qui refait surface on ne sait comment. Je l'ai relu avec curiosité et un peu de hauteur. 
J'ai revu chacun de mes patients et le petit bout de vie que nous avons partagé ensemble.
Oui, ce service si particulier apporte quelque chose de profondément humain et je ne regrette pas ces deux années hospitalières.

Mais... je n'ai pas supporté cette malfaisance institutionnelle qui broie lentement le service public et les soignants qui vont avec. L'image qui me vient est un tourbillon d'eau du bain lorsqu'on enlève la bonde. Un vortex géant sans fin et sans fond.
Alors je suis partie avec de sérieux sentiments mitigés, désabusée, comme beaucoup de soignants après la crise sanitaire. 

Je suis retournée vers mes premières amoures : les aînés... les ancêtres, les séniors, les vieillards les vioques, les monuments historiques, le troisième âge !

Il n'y a pas de notion d'irrespect dans mes propos. Mes nouveaux patients sont de vieux résidents, c'est un fait et j'aime cette population qui peut atteindre un âge à trois chiffres. 

Alors l'aventure continue dans d'autres décors, entre deux mondes, vers de nouvelles nuits étoilées.

Des heures et des vies (donc)

Selon une étude, nous passons 99 117 heures en moyenne au travail, sur une vie.
En ce qui nous concerne, nous les soignants, ce sont près de 100 000 heures à prendre soin de malades. 

Nous passons de chambre en chambre, de vie en vie, nous évaluons la douleur, le moral, le comportement, les symptômes, les complications, le lien familial... et tout ce qui touche de près ou de loin la personne.

Nous passons des heures tristes, des heures  intenses, des heures gaies, des heures blanches, des heures rieuses, des heures grises, des heures creuses, des heures lumineuses, des heures vides,  des heures colorées mais aussi en noir et blanc. Des heures riches, des heures heureuses, des heures de vie.

Parfois un lien se crée, un partage, une complicité. L'humour s'installe, nous écoutons de la musique, nous parlons de nos enfants respectifs.

Et puis, je pars en repos.

Je reviens et il n'est plus là. 
La faucheuse est passée, sans moi. 
Première réaction : il est parti sans moi et je ne lui ai pas dit au revoir.
Puis la raison reprend le dessus, sa mort ne m'appartient pas. 

Il reste tout de même un goût de travail inachevé, un puzzle avec des pièces manquantes, une boucle non bouclée.

Et puis la chambre est de nouveau occupée.


L'éthique de l'écriture