vendredi 17 avril 2020

Des montagnes et des rizières

Elle porte une unique petite tresse noire qui part du haut de son crâne, à la naissance de ses cheveux gris, qui eux, ne sont pas attachés. Lorsque je la coiffe, je n'ose pas la détacher.
Elle a des yeux bleu-nuit, vifs, petits mais très observateurs.
Elle a la peau de son pays, mate, avec les mers et les montagnes. Je l'observe et je voyage. Je découvre sur son corps les rizières en terrasse et les montagnes de la Cordillère dessinées par les plis de sa peau.
Lorsque je la masse, je découvre des paysages que je ne connais pas, je l'imagine plus jeune dans ces contrées lointaines aux décors de carte postale.
Elle a sur son visage des dizaines d'années de vie, ses rides sont belles et reflètent son riche vécu. Je l'imagine tomber follement amoureuse d'un explorateur francais. Elle quittera ses belles Philippines et vivra son amour loin des siens.

Elle parle très peu depuis son AVC.
Je n'en saurais donc pas plus. Je laisse mon imagination lui inventer une vie.
Elle est très attachante cette dame à la peau brune, cette dame de 99 ans avec sa petite tresse noire et son Bouddha en pendentif.

samedi 11 avril 2020

Bleu glacier.

La première fois que j'ai vu cet homme, j'ai été frappée par la couleur de ses yeux.
Un bleu pure, rare, presque blanc autour de la pupille, semblable aux neiges éternelles des hautes montagnes et brillants comme des flocons glacés sous le soleil.
Comme une coïncidence, il était chasseur alpin. J'imaginais le reflet d'un glacier imprégné sur sa rétine. En un certain sens, je l'enviais d'avoir vu ces camaïeux de bleux très peu observés par le commun des mortels.
J'étais éblouie.

Une seconde chose m'a frappée le jour où j'ai fait connaissance avec cet homme, c'est l'amour qu'il portait à son épouse, décédée deux ans plus tôt de la même pathologie dont il souffre.

Lorsqu'il avait une sensation de soif d'air, comme un manque d'oxygène en altitude, lorsqu'il craignait la venue d'une dyspnée aigüe dûe à des poumons exténués, il prenait la photo de sa femme et la portait sur son coeur.

Il a beaucoup changé depuis qu'il vit ses dernières heures. 
J'ai vu son corps, sa peau cruellement collée sur son squelette, j'aurais pu nommer chaque os comme sur un manuel d'anatomie.
Il a beaucoup changé, son visage, ses mains et ses jambes sont définitivement cyanosés par manque d'air, comme si ses yeux avaient déteint sur son corps. Il me fait penser à un tableau de Mìro.

Oui, il a beaucoup changé, mais ses yeux, eux, sont restés intacts, le glacier du fond de son oeil est solide et fidèle. 
Il va rejoindre son amour, la prunelle de ses yeux bleus.

vendredi 10 avril 2020

Une bougie soufflée.

Le jour de ses 50 ans, le musicien a soufflé sur la bougie de sa vie.

Le jour de la naissance de son fils, j'ai dû prévenir une maman qu'il s'en était allé.

mardi 7 avril 2020

La lorgnette

C'est un homme jeune. 
Il est grand et devait être massif, il a une mâchoire carrée et de grandes mains. 
L'une d'entres elles a des ongles un peu plus long parce que c'est un joueur de guitare.
Il n'a plus de cheveux, probablement disparus  à coup de chimiothérapie. 
Ou peut-être pas ?

Il est peu réactif. Sa vigilance s'efface peu à peu, comme estompée par une gomme d'écolier, à chaque convulsion.
Il peut souffler quelques mots, portés dans l'épaisseur de sa fatigue, parfois ces mots arrivent à mon oreille.

Il y a un brouillard de silence autour de nous, l'inconnu de nos deux vies qui se côtoient à un instant T. 
Le Covid créé un silence et une inconnue plus dense, il empêche sa mère et sa soeur de venir le voir. Le Covid fait barrière entre nous, les familles et la possibilité d'apprendre à mieux nous connaître.

Alors je le regarde et je l'imagine dans sa vie d'avant. 
Par le trou de la lorgnette, je pense à lui comme à un souvenir commun.

Je l'imagine jouer de la guitare.
Je l'imagine pleinement vivant, souriant, amoureux, concentré, contrarié, exalté, peut être parfois saoul, endormi, mal coiffé, entouré, ou seul, aimé ou détesté, mal fagoté, enjoué, au supermarché, en train de lire.

Je ne sais pas pourquoi, j'ai beaucoup d'empathie pour cet homme.
Surtout depuis qu'il a battu la mesure sur "with or without you" avec moi.


mercredi 1 avril 2020

Souvenez-vous, c'était il y a cinq mois

Les remerciements aux balcons, merci mais non merci. C'est dans la rue qu'on vous attendait.

souffler la veilleuse


" Claquer. Clamser. Sortir les pieds devant. Caner. Décéder. Bouffer les pissenlits par la racine. Habiter le boulevard des allongés. Le dernier soupir. Faire le grand voyage. Etre pris par la faucheuse. Se rencarder avec le grand barbu pour le dépôt de bilan. Casser sa pipe. Avaler sa chique. Souffler la veilleuse. Payer sa dette à Dame Nature. Aérer ses tripes. Le repos éternel. Passer de vie à trépas. Etre refroidi. Avaler son bulletin de naissance. Avoir son compte. Etre raide. Calancher. Etre entre quatre planches. Delta Charlie Delta. Etre six pieds sous terre. Etre rapatrié par télégramme. Rejoindre les verts pâturage. Avoir fermé son vasistas. Passer de l'autre coté de la barrière. Passer l'arme à gauche..."

Hier soir, mon service portait bien son nom.
Sur 12 lits, 6 patients étaient sur le point d'être rapatriés par télégramme.

J'ouvrais la porte et je me préparais à découvrir un visage de cire, les yeux dans le vague ou fermés. Sur le dos ou le côté.
Découvert ou sous un drap.
Apaisé ou apeuré.
Ils avaient tous un point commun :
Seul sur le boulevard des allongés.

Le plus difficile pour moi, en ces temps de confinement, est de négocier des droits de visite avec les familles.
Comme un détenu privé de liberté, c'est une seule visite, une seule fois, au moment le plus opportun, juste avant d'être pris par la faucheuse. 
Expliquer par téléphone à un fils, une sœur, un époux, qu'il y aura qu'une seule visite à tout jamais ?

Hier soir donc, la moitié du service était prête à rejoindre les pâturages.
De chambre en chambre, c'était le suspens.
Et puis au moment de partir, à 21h, un patient m'a fait un pied de nez. 
Au moment de rentrer chez moi, en passant devant sa porte, il avait avalé son bulletin de naissance. 
Comme un pied de nez ou comme pour me retenir un peu ? Il s'en est allé.

Delta Charlie Delta.

L'éthique de l'écriture