vendredi 7 février 2025

L'éthique de l'écriture

L'année dernière, dans le cadre de ma journée de solidarité, j'ai proposé un atelier d'écriture aux résidents de mon établissement. Je nous ai inscrit au concours national d'écriture en EHPAD "les plumes grisées". 

L'aventure a duré plusieurs semaines et au delà du fait d'être un temps récréatif et créatif, cette expérience a surtout été un partage extraordinaire plein d'humanité. 

Le thème de 2024 était le "Voyage" et autant dire qu'il a été très fertile et productif.
Chacun des résidents a partagé son histoire, ses souvenirs, ses voyages, sa vie. Parce que, quel est le plus beau voyage si ce n'est la vie ?

J'ai la joie de partager ce texte avec vous. 

"Nous avons plus de 1000 ans à nous tous. 
Femmes et hommes de divers horizons avec qui débute ce voyage.
Un voyage de partages et d’évasions, de train en retard ou de dunes sahariennes. En partant de l’Algérie, en passant par Angoulême ou l’Amérique du nord. Peu importe ou nous mènent nos voyages, du moment que nous sommes ensemble.
Peut-être allons nous prendre un train-couchette, une voiture, un avion où par le hublot défilent les nuages ? 
Peut-être allons nous prendre une diligence en Italie, tirée par quatre chevaux à la robe alezane, cheveux au vent, et rencontrer Montaigne à qui nous offrirons le gîte et le couvert ? 
Peut-être que nous serons en 1965 pour un trajet Saintes-Paris et revenir avec le concours de maitre d’école en poche, ou encore sur l’Ile de la Réunion pour observer son volcan. Mais pour ce faire, il faut pouvoir lever la tête !
Nous avons 1000 ans à nous tous et 1001 voyages à raconter, des histoires à dormir debout, des souvenirs d’ailleurs, des promenades, un passé à explorer, des récits à partager qu’ils soient tristes ou joyeux, noirs ou colorés, profonds ou légers, qu’importe, nous sommes là pour les écouter.
Au regard des pèlerinages de tous, chacun voyage assis sur sa chaise en écoutant l’autre.
Au détour d’un tour de table, nous sommes transportés à Nice ou le chat pêche des poissons rouges dans le bassin de l’église tandis que le chien aboie à l’extérieur. Sur une poignée de porte est installée une chouette en carton avec un collier sur lequel pend un grelot. Ce dernier s’exprime et envoie son tintamarre à chaque ouverture de porte. C’est un rare voyage que Germaine nous rapporte avec un visage encore illuminé par le soleil niçois.
Vivre 5 années en Algérie et se faire escorter par les harkis pour donner naissance à son enfant. Andrée, émue, partage cet évènement avec des sourires plein les yeux. Elle revoit la toute petite église où sa fille a été baptisée, une église qu’elle décrit comme minuscule : « on ne tenait qu’à 7 ou 8 dedans ! »
Le Maroc, où le voyage est à la fois culturel et culinaire. Le couscous ! Et le pain cuit sur la pierre. La Kesra ! Me dira plus tard Madeleine. Ce pain est exquis ! Sans oublier bien-sûr de déguster un gendarme dans les rues d’Essaouira, un délice !
Mais nul besoin de partir au delà des océans pour voyager quand on ouvre un livre ou quand on ferme les yeux pour prendre les chemins du rêve. Parcourir son imagination et ses rêveries, être transporté au delà des mots, se trouver assis à côté de Jules Vernes et partir à l’aventure ! « Mais c’est un voyage à tarif réduit ! Quelle veine ! Un voyage extraordinaire à moindre coût ! »
La mémoire malicieuse de notre professeure d’anglais nous emmène un midi à Londres en 1970 ou le serveur lui avait apporté un Irish Coffee bien tassé. Entourée de ses élèves alors âgés d’environ 11 ans, hésitant à finir cette boisson qui lui chauffait déjà les oreilles, Marie-Thérèse avait alors offert une cuillère à café du breuvage à chacun de ses élèves afin de limiter les effets de l’alcool sur sa propre personne. Ainsi, elle espérait finir dans de bonnes conditions sa journée d’accompagnatrice scolaire.
« Oh un peu d’alcool… Cela tue les microbes ! Un sucre avec une goutte de rhum ou de cognac et voici l’immunité requinquée ! »
Nul besoin de partir au delà des océans donc. Explorer la mémoire de son passé, se souvenir de son enfance et de sa jeunesse comme un voyage dans le temps. Voilà comment nous sommes tous propulsés dans la grande Histoire et les petites anecdotes de Robert. 
Les yeux pétillants, Le Père nous rapporte qu’il avait été sollicité par l’armée américaine pour célébrer la messe après la guerre. Pour le remercier, il avait été invité à diner au campement et avait passé la soirée à alterner tasse de café et coupe de champagne, accompagné par des américains bien entrainés. Devant son récit, nous pouvons imaginer qu’il reste encore quelques bulles champenoises coincées dans ses souvenirs.
L’Histoire et la guerre s’invitent dans notre périple alors que nous évoquons les pigeons voyageurs. Ces fiables messagers méconnus, aux incroyables capacités, transmettaient des messages de la plus haute importance durant la guerre.
C’est ainsi qu’un jour, Andrée eut la visite d’un volatile portant un petit papier autour de sa patte. L’oiseau s’était perdu. Heureusement, le petit papier révélait le numéro du propriétaire. Ce dernier, habitant en Belgique, avait fait le voyage pour venir récupérer son animal. 
La guerre et son lot de souvenirs noirs. Jeanine, 15 ans à l’époque, se souvient qu’il y avait un couvre-feu. Il faisait nuit, il faisait froid et passé 19h, il fallait éteindre toutes les lumières. Vivre dans un noir complet et ne pas se faire remarquer.
Jeanine repense avec émotion et colère aux 72 morts de la rue Emile Zola, après un terrible bombardement qui marqua son coeur d’une ecchymose indélébile.
Et puis de fil en fil et de mémoire en mémoire, nous évoquons les hivers poétiques d’une autre époque.  Dehors, les vendeurs de peaux de lapins criaient à plein poumons pour vendre leurs marchandises. Avant de se coucher, la bassinoire remplie de braises était glissée sous le lit pour réchauffer le matelas et des briques brulantes tirées du poêle étaient glissées sous l’édredon au fond du lit pour lutter contre les froids nocturnes. Les pieds restaient ainsi bien au chaud avec parfois quelques linges retrouvés brulés.
En haute Savoie, quand la neige pouvait atteindre 1m50 de hauteur, les villageois attelaient les chevaux et les affublaient de cordes trainant de grosses planches en bois sur lesquelles Robert et tous les hommes du villages étaient assis. Ainsi les sillons créaient des chemins de fortune pour faciliter l’accès au village.
Catherine se souvient de son école et de sa classe. Les pupitres étaient en bois massif près du poêle à charbon. C’était bientôt Noël. Les élèves buvaient une boisson chaude et avaient reçu des chocolats en cadeau. Sur le chemin du retour, Catherine s’était aperçu qu’elle avait oublié ses gourmandises offertes par l’école. Il était impossible pour elle de ne pas les récupérer ! Alors elle fit demi-tour et se retrouva devant une école fermée. Qu’à cela ne tienne ! Elle alla sonner chez sa maitresse pour récupérer ses chocolats ! Catherine se souvient aisément de cette époque grace à la bosse du porte-plume toujours présente sur son majeure quelques dizaines d’années plus tard.
Voyager à travers les autres et vivre leurs aventures comme si on y était.
Fermez les yeux, nous y sommes. L’aventure à 100 à l’heure ! 
Prendre sa voiture pour un tout premier voyage à Paris et tomber en panne sur le rond-point de l’étoile.
Envoyer des flocons de neige par la poste pour partager son émerveillement avec sa famille lointaine.
Trouver un papillon sans vie à la fin de l’été et le déposer sur des fleurs immortelles.
Observer le voyage ascensionnel de l’alouette, écouter son chant et la regarder redescendre….
Voilà comment en quelques heures nous avons tous voyagé à travers le monde et à travers le temps.
Finalement, les plus beaux voyages sont ceux que nous partageons.
Enfin, nous dédions ce texte à Suzanne et Henriette qui nous ont laissé ici bas pour vivre leur dernier et grand voyage."


mercredi 5 février 2025

“Le temps, c’est la toile dont je suis à la fois l’araignée et la mouche" Proverbe arabe


 

Il vient de s'écouler cinq années depuis mon dernier post. J'avais même oublié l'existence de ce blog.
Et puis il m'est revenu en tête comme une odeur d'enfance enfouie dans les nimbes de la mémoire et qui refait surface on ne sait comment. Je l'ai relu avec curiosité et un peu de hauteur. 
J'ai revu chacun de mes patients et le petit bout de vie que nous avons partagé ensemble.
Oui, ce service si particulier apporte quelque chose de profondément humain et je ne regrette pas ces deux années hospitalières.

Mais... je n'ai pas supporté cette malfaisance institutionnelle qui broie lentement le service public et les soignants qui vont avec. L'image qui me vient est un tourbillon d'eau du bain lorsqu'on enlève la bonde. Un vortex géant sans fin et sans fond.
Alors je suis partie avec de sérieux sentiments mitigés, désabusée, comme beaucoup de soignants après la crise sanitaire. 

Je suis retournée vers mes premières amoures : les aînés... les ancêtres, les séniors, les vieillards les vioques, les monuments historiques, le troisième âge !

Il n'y a pas de notion d'irrespect dans mes propos. Mes nouveaux patients sont de vieux résidents, c'est un fait et j'aime cette population qui peut atteindre un âge à trois chiffres. 

Alors l'aventure continue dans d'autres décors, entre deux mondes, vers de nouvelles nuits étoilées.

Des heures et des vies (donc)

Selon une étude, nous passons 99 117 heures en moyenne au travail, sur une vie.
En ce qui nous concerne, nous les soignants, ce sont près de 100 000 heures à prendre soin de malades. 

Nous passons de chambre en chambre, de vie en vie, nous évaluons la douleur, le moral, le comportement, les symptômes, les complications, le lien familial... et tout ce qui touche de près ou de loin la personne.

Nous passons des heures tristes, des heures  intenses, des heures gaies, des heures blanches, des heures rieuses, des heures grises, des heures creuses, des heures lumineuses, des heures vides,  des heures colorées mais aussi en noir et blanc. Des heures riches, des heures heureuses, des heures de vie.

Parfois un lien se crée, un partage, une complicité. L'humour s'installe, nous écoutons de la musique, nous parlons de nos enfants respectifs.

Et puis, je pars en repos.

Je reviens et il n'est plus là. 
La faucheuse est passée, sans moi. 
Première réaction : il est parti sans moi et je ne lui ai pas dit au revoir.
Puis la raison reprend le dessus, sa mort ne m'appartient pas. 

Il reste tout de même un goût de travail inachevé, un puzzle avec des pièces manquantes, une boucle non bouclée.

Et puis la chambre est de nouveau occupée.


samedi 31 octobre 2020

Réflexions éthiques




Depuis plusieurs semaines, je travaille sur l'équipe mobile de soins palliatifs.
L'autre revers de la spécialité qui a un rôle de conseil, soutien d'équipe, aide à la décision éthique et proposition de co-analgésie, entre autres.

J'aime beaucoup cette partie du métier qui nous permet d'avoir suffisamment de recul pour avoir un regard neuf et extérieur sur des situations complexes.
La réflexion en équipe pluridisciplinaire est enrichissante et passionnante.

Deux cas m'ont interpellée cette semaine, deux cas riches en discussions, confrontations de points de vue et réflexions éthiques.

En début de semaine, nous sommes contactés par un néphrologue pour un souhait d'arrêt de dialyse.
Mr H. a 66 ans, il est atteint d'une insuffisance rénale chronique depuis l'âge de 18 ans.
Une première greffe rénale a tenu 12 ans.
La seconde, don de son fils, a tenu un mois. Le rejet du greffon a été rapide et douloureux psychologiquement pour le patient.

Mr H. subit des séries d'hémodialyse depuis 4 ans, 3 fois par semaine. C'est un traitement long et fastidieux pour lequel il faut suivre un regime strict.
Le patient réitère sa demande d'arrêter ce traitement en toute connaissance de cause. 
Il sait qu'en stoppant l'hémodialyse, il va mourir.

Je rencontre donc Mr H. pour la premiere fois en début de semaine. Je suis avec un médecin.
Il arrive seul, en voiture, de façon complètement autonome.
Il est déterminé, ferme et très organisé.
Il a tout prévu, jeudi, c'est sa dernière séance. Ses enfants sont préparés et au clair. Il a prévenu les pompes funèbres, réglé tous ses problèmes administratifs, jusqu'à l'adoption de son chien.
Il semble en paix avec lui-même, je le trouve serein. 
Il nous explique qu'il est malade depuis presque 50 ans, qu'il ne supporte plus les soins lourds et répétitifs, il en est malade, il somatise, il est à bout.
Évidemment, il a rencontré différents médecins et psychologues. Visiblement, c'est une décision mûrement réfléchie.

Notre rôle est de l'accompagner sans jugement.
Nous organisons une hospitalisation pour le week-end parce que des symptômes importants vont vite apparaître.
Il est soulagé de savoir qu'il va être pris en charge, il a peur de souffrir.

Nous rentrons dans nos locaux et nous exposons l'histoire de Mr H. au reste de l'équipe.
Je suis surprise de constater que la moitié de mon équipe est en désaccord avec ce projet d'arrêt de soins.
Je suis confrontée à des réflexions opposées aux miennes. Je suis bouleversée.

J'entends les questionnements éthiques de mes collègues :
"Nous allons vers un suicide assisté"
"Je connais ce Mr, il est dépressif chronique"
"Il n'y a pas d'équité avec d'autres patients qui aimeraient que ça cesse aussi"
"Il est autonome et ne présente pas de symptômes"
" Son lit est réservé en unité de soins palliatifs, il prend peut être la place de quelqu'un qui en aura besoin"

Alors pourquoi, lors de cet entretient, j'ai été à l'aise avec cette décision ?
Me suis-je protégée derrière le fait que le patient est dans son bon droit d'arrêter ses traitements y compris la dialyse ?
Dans le cas de Mr H., en souffrance existencielle, l'hémodialyse est-elle un traitement déraisonnable ?
La loi est claire, un patient a le droit de refuser un traitement et la loi est également claire sur le fait que la médecine doit soulager les symptômes, c'est un devoir.

Pourquoi l'arrêt de l'hémodialyse soulève tant de débats ?



samedi 29 août 2020

Hallucinations visuelles

Je ne sais pas si cela vous est déjà arrivé, vous soignants, mais moi, ça m'arrive très régulièrement.
Ça m'arrive de croiser, dans ma vie de tous les jours, des hommes ou des femmes décédés dans mon service.
Je ne sais pas quel message m'envoie mon subconscient mais c'est assez troublant.

Hier, j'ai marché le long de l'océan. 
Une marche rapide entre terre et mer, j'étais soufflée par le vent, la balade était très agréable.
Quand je marche le long de l'océan, je regarde les maisons qui le bordent. De belles demeures surplombant le chemin sur lequel je suis, avec vue imprenable sur l'infini bleu.

A l'angle du chemin, J'ai surpris un homme dans son jardin, immobile, cheveux au vent, à fixer l'horizon. Il avait les mains dans les poches de son pantalon. Sa chemise flottait dans l'air. Il était debout et légèrement au dessus de moi, il ne m'a pas vue. Mais moi, j'ai vu un de mes patients, il a fallu que je l'observe davantage pour être sûre que ce n'était pas lui.
Évidemment que ce n'était pas lui !
Mais j'y ai cru.

Cet homme, ce patient que j'ai croisé hier, vivait dans un mobilHome face à l'océan.
Je les vois vivants et sans maladie. 
Je les croise vivant et dans un milieu qui pourrait leur appartenir.

Est-ce un pouvoir qu'ils ont pour ne pas être oubliés ?

Sont ils des anges-gardiens qui veillent sur nous et apparaissent quelques fois pour nous prouver qu'ils sont là ?

M'apportent t-ils une réponse à la question qui me taraude quand je les prends en soins : "comment étaient ils avant la maladie ?"



mercredi 22 juillet 2020

lundi 6 juillet 2020

Le soldat inconnu

Il est arrivé pour s'éteindre. Je suis arrivée comme un bouquet de chrysanthèmes. 

Je ne connais pas la couleur de ses yeux, ni le son de sa voix. Par contre, j'ai observé son corps laiteux, jaunâtre et gris. Je l'ai observé mais il ne m'a rien appris, juste le vide d'un corps mort. Une enveloppe peu bavarde pour laquelle  j'ai effectué le dernier bain, enfilé la dernière chemise, celle d'un hôpital pour un dernier transfert. 

Je l'ai observé et j'ai attendu. Je l'ai sondé et rien n'est venu.

La mort fait partie de mon travail. Je la côtoie chaque jour. 
Mais la mort brute, nette, radicale, sans histoire à mes oreilles pour l'amadouer, celle-ci s'applique à être affreuse. Elle n'a aucun écho, elle ne répond à rien. Je ne peux pas me raccrocher aux branches de sa vie. A mes yeux, je ne suis qu'une exécutante, un aller simple sans baluchon sur ma propre épaule.

J'ai un soupçon de prétention à penser que mon empathie guide les dernières volutes de l'Homme que j'accompagne.

Alors, lui, est-il tout aussi bien préparé pour le dernier voyage qu'un patient dont l'histoire m'est familière ?

Note : la photo qui illustre ce post est la photo du soldat inconnu :
30 000 portraits ont servi à donner un visage au Soldat inconnu qui repose sous l'Arc de Triomphe, à Paris.
Crédit Image : Historial de la Grande guerre de Péronne.

vendredi 19 juin 2020

Un silence musical

Ses yeux sont bleus et pétillants.
Ses yeux sont la preuve qu'elle vit encore. Ils sont aussi lumineux que son corps est éteint. 
Ses yeux vivent, respirent, parlent, rient et pleurent. Comme un sens qui prend le relais d'un autre sens défaillant, ses yeux sont tout, un concentré de sa vie dans le regard. 
Son corps est presque mort. Il s'efface. Il fonctionne à peine, juste pour les fonctions vitales.
Il se rappelle à elle lorsque le souffle se fait plus court. Il ricane, il lui fait savoir qu'il est encore là et qu'il va la faire mourir bientôt.

Sa peau est laiteuse, comme de la porcelaine, fragile et silencieuse. Elle est le reflet de ce corps qui ne veut plus vivre.
Elle a des mains fines. Elles restent là où je les pose. Sur son ventre, sur un coussin. Elles obtempérent, c'est moi qui décide.

Coincée dans un corps lourd qui n'est plus qu'une enveloppe, comme dans un scaphandre, seule au fond d'un océan où personne ne l'entend. 
Comme dans un scaphandre, le voyage en moins.
Quoi que ?

Si.
Le voyage est là, présent dans ses yeux et ce qu'elle donne à travers eux. Le partage est immense, bien plus riche qu'avec des paroles.

Le voyage est musical dans son silence.
Nous écoutons du classique. Le canon de Pachelbel sous toutes ses formes. Il nous transporte, autant nous qu'elle. C'est un fil de notes entre elle et nous. 

Un blanc lumineux.
Un silence musicale.
Un regard bavard.
Une rencontre.

samedi 6 juin 2020

Regards

Les familles et moi échangeons souvent.
Je leur parle, pour la plupart, de choses difficiles.
Pas que, bien sûr, mais souvent.

Lorsque j'échange avec un proche, je l'observe.
L'inquiétude, le questionnement, la tristesse se lisent dans les yeux, ces miroirs, le reflet des émotions.
Alors parfois je m'échappent sur le reste du visage, le nez, la bouche  les joues. 
Les yeux, trop intimes pour moi parfois, me sondent, me demandent ce que je ne peux pas dire.

Mais depuis des semaines, le masque m'oblige à fixer le regard. Je n'ai plus d'échappatoire.
Je regarde l'intensité de tout ce qui se dit par les yeux et mes propres mots se bousculent et échouent dans le tissu bleu de mon masque.
Le regard me semble plus dense, plus bavard, plus demandeur, parfois suppliant.

J'ai croisé un regard plein de larmes cette semaine. Je connaissais bien le visage caché sous le tissu en coton.
Il y a eu peu de mot mais une main serrée.
Nos yeux se fixaient, les siens embués, les miens compatissants.

Cette fois-ci, le masque m'a sauvée des banalités. Je n'ai pas baissé les yeux. J'ai regardé ses larmes et serré sa main.


vendredi 29 mai 2020

La tête dans les nuages

- "Brigitte !"
- "Brigiiitte !"
- "Brigiiiitte !!"

- "Bonjour Madame, je m'appelle Elise, que puis-je pour vous ?"

- "tu t'appelles Elise ? Si tu veux...."

- "Marie !"
- "Marie !!"

- "Marie- Claude !"
- "Marie-Claude !!"

- "Gérard !!!"
- " Va donc touiller les tomates !!"

Ah ben oui, la dame s'adresse bien à  moi !
(Et je n'ai pas changé les prénoms cités)

vendredi 17 avril 2020

Des montagnes et des rizières

Elle porte une unique petite tresse noire qui part du haut de son crâne, à la naissance de ses cheveux gris, qui eux, ne sont pas attachés. Lorsque je la coiffe, je n'ose pas la détacher.
Elle a des yeux bleu-nuit, vifs, petits mais très observateurs.
Elle a la peau de son pays, mate, avec les mers et les montagnes. Je l'observe et je voyage. Je découvre sur son corps les rizières en terrasse et les montagnes de la Cordillère dessinées par les plis de sa peau.
Lorsque je la masse, je découvre des paysages que je ne connais pas, je l'imagine plus jeune dans ces contrées lointaines aux décors de carte postale.
Elle a sur son visage des dizaines d'années de vie, ses rides sont belles et reflètent son riche vécu. Je l'imagine tomber follement amoureuse d'un explorateur francais. Elle quittera ses belles Philippines et vivra son amour loin des siens.

Elle parle très peu depuis son AVC.
Je n'en saurais donc pas plus. Je laisse mon imagination lui inventer une vie.
Elle est très attachante cette dame à la peau brune, cette dame de 99 ans avec sa petite tresse noire et son Bouddha en pendentif.

samedi 11 avril 2020

Bleu glacier.

La première fois que j'ai vu cet homme, j'ai été frappée par la couleur de ses yeux.
Un bleu pure, rare, presque blanc autour de la pupille, semblable aux neiges éternelles des hautes montagnes et brillants comme des flocons glacés sous le soleil.
Comme une coïncidence, il était chasseur alpin. J'imaginais le reflet d'un glacier imprégné sur sa rétine. En un certain sens, je l'enviais d'avoir vu ces camaïeux de bleux très peu observés par le commun des mortels.
J'étais éblouie.

Une seconde chose m'a frappée le jour où j'ai fait connaissance avec cet homme, c'est l'amour qu'il portait à son épouse, décédée deux ans plus tôt de la même pathologie dont il souffre.

Lorsqu'il avait une sensation de soif d'air, comme un manque d'oxygène en altitude, lorsqu'il craignait la venue d'une dyspnée aigüe dûe à des poumons exténués, il prenait la photo de sa femme et la portait sur son coeur.

Il a beaucoup changé depuis qu'il vit ses dernières heures. 
J'ai vu son corps, sa peau cruellement collée sur son squelette, j'aurais pu nommer chaque os comme sur un manuel d'anatomie.
Il a beaucoup changé, son visage, ses mains et ses jambes sont définitivement cyanosés par manque d'air, comme si ses yeux avaient déteint sur son corps. Il me fait penser à un tableau de Mìro.

Oui, il a beaucoup changé, mais ses yeux, eux, sont restés intacts, le glacier du fond de son oeil est solide et fidèle. 
Il va rejoindre son amour, la prunelle de ses yeux bleus.

vendredi 10 avril 2020

Une bougie soufflée.

Le jour de ses 50 ans, le musicien a soufflé sur la bougie de sa vie.

Le jour de la naissance de son fils, j'ai dû prévenir une maman qu'il s'en était allé.

mardi 7 avril 2020

La lorgnette

C'est un homme jeune. 
Il est grand et devait être massif, il a une mâchoire carrée et de grandes mains. 
L'une d'entres elles a des ongles un peu plus long parce que c'est un joueur de guitare.
Il n'a plus de cheveux, probablement disparus  à coup de chimiothérapie. 
Ou peut-être pas ?

Il est peu réactif. Sa vigilance s'efface peu à peu, comme estompée par une gomme d'écolier, à chaque convulsion.
Il peut souffler quelques mots, portés dans l'épaisseur de sa fatigue, parfois ces mots arrivent à mon oreille.

Il y a un brouillard de silence autour de nous, l'inconnu de nos deux vies qui se côtoient à un instant T. 
Le Covid créé un silence et une inconnue plus dense, il empêche sa mère et sa soeur de venir le voir. Le Covid fait barrière entre nous, les familles et la possibilité d'apprendre à mieux nous connaître.

Alors je le regarde et je l'imagine dans sa vie d'avant. 
Par le trou de la lorgnette, je pense à lui comme à un souvenir commun.

Je l'imagine jouer de la guitare.
Je l'imagine pleinement vivant, souriant, amoureux, concentré, contrarié, exalté, peut être parfois saoul, endormi, mal coiffé, entouré, ou seul, aimé ou détesté, mal fagoté, enjoué, au supermarché, en train de lire.

Je ne sais pas pourquoi, j'ai beaucoup d'empathie pour cet homme.
Surtout depuis qu'il a battu la mesure sur "with or without you" avec moi.


mercredi 1 avril 2020

Souvenez-vous, c'était il y a cinq mois

Les remerciements aux balcons, merci mais non merci. C'est dans la rue qu'on vous attendait.

souffler la veilleuse


" Claquer. Clamser. Sortir les pieds devant. Caner. Décéder. Bouffer les pissenlits par la racine. Habiter le boulevard des allongés. Le dernier soupir. Faire le grand voyage. Etre pris par la faucheuse. Se rencarder avec le grand barbu pour le dépôt de bilan. Casser sa pipe. Avaler sa chique. Souffler la veilleuse. Payer sa dette à Dame Nature. Aérer ses tripes. Le repos éternel. Passer de vie à trépas. Etre refroidi. Avaler son bulletin de naissance. Avoir son compte. Etre raide. Calancher. Etre entre quatre planches. Delta Charlie Delta. Etre six pieds sous terre. Etre rapatrié par télégramme. Rejoindre les verts pâturage. Avoir fermé son vasistas. Passer de l'autre coté de la barrière. Passer l'arme à gauche..."

Hier soir, mon service portait bien son nom.
Sur 12 lits, 6 patients étaient sur le point d'être rapatriés par télégramme.

J'ouvrais la porte et je me préparais à découvrir un visage de cire, les yeux dans le vague ou fermés. Sur le dos ou le côté.
Découvert ou sous un drap.
Apaisé ou apeuré.
Ils avaient tous un point commun :
Seul sur le boulevard des allongés.

Le plus difficile pour moi, en ces temps de confinement, est de négocier des droits de visite avec les familles.
Comme un détenu privé de liberté, c'est une seule visite, une seule fois, au moment le plus opportun, juste avant d'être pris par la faucheuse. 
Expliquer par téléphone à un fils, une sœur, un époux, qu'il y aura qu'une seule visite à tout jamais ?

Hier soir donc, la moitié du service était prête à rejoindre les pâturages.
De chambre en chambre, c'était le suspens.
Et puis au moment de partir, à 21h, un patient m'a fait un pied de nez. 
Au moment de rentrer chez moi, en passant devant sa porte, il avait avalé son bulletin de naissance. 
Comme un pied de nez ou comme pour me retenir un peu ? Il s'en est allé.

Delta Charlie Delta.

samedi 28 mars 2020

Sans titre.

Ces temps-ci, j'avoue avoir du mal à me concentrer sur mon travail, ma famille et sur ce qui fait ma vie habituellement.

Ces temps-ci, j'avoue être préoccupée par ce qui touche l'humanité.
Cet événement inédit qui perturbe le monde entier, qui inquiète et qui tue.

Je m'excuse donc si mon blog est un peu plus au ralenti ces jours-ci.

Je suis à la fois touchée et agacée par ses élans de sympathie et de remerciements envers les soignants.
Pourquoi ?
Parce que nous, soignants (au sens large), pompiers, caissières, éboueurs et j'en passe, faisons notre travail, comme il se doit, comme à notre habitude. Dans des conditions plus difficiles, soit.
Nous sommes "au front", comme ils disent, les héros du quotidien ? 
Faut-il une catastrophe planétaire pour s'en rendre compte ?
Nous sommes toujours au front avec des conditions de travail déplorables parce qu'il faut faire du chiffre. 
Nos prises en soins sont guidées par la T2A. Mais qui a eu cette idée folle, un jour d'inventer la T2A ? La tarification à l'activité ?
Voilà ce qui tue l'hôpital.
La santé et la vie de l'Homme n'a pas de prix.
Ils le comprennent aujourd'hui mais c'est trop tard.

Ces élans de sympathie et de remerciements sont agréables mais agaçants donc.
Et ils me font penser à cette chanson de #Zazie : 

http://www.deezer.com/track/125537928

J'étais là et j'ai rien fait.

Il est temps de faire autrement.
De respecter l'Homme et la nature.
Écoutez comme la nature reprends le dessus, écoutez la nature pousser, chanter, vivre.
On est fait pour vivre avec elle et non contre elle, a coup de T2A, de surconsommation et de pesticides.



dimanche 22 mars 2020

Le calme avant la tempête ?

C'est mon premier week-end de repos et de confinement. J'ai la chance d'avoir un beau jardin alors évidemment, j'en profite.

J'entends les multiples oiseaux chanter mais je ne les vois pas.
J'entends de la musique classique provenant de ma maison, elle est portée par la brise printanière, jusqu'à moi.
Je me laisse envahir par la nature. Je sens la chaleur des rayons, le vent sur ma peau, le silence de la forêt toute proche.
Je vois des papillons et même une grenouille.

Le temps semble être figé. Peu de traces de l'être humain, peu de voiture, pas d'avion.
Juste le soleil brillant, les oiseaux et la liberté du vent.

Cela pourrait être agréable et bucolique si le chaos n'était pas attendu dans les hôpitaux mondiaux.


mercredi 18 mars 2020

Une autre dimension

En ces temps particuliers, je pense à certains de mes patients qui vont mourir seuls et à leur famille isolée, démunie, culpabilisée.
Je ne suis que poussière au milieu de cette grande agitation.
Je ne suis que poussière devant cette grande incompréhension.

En ces temps particuliers, je pense à ces derniers hommages qui n'auront pas lieu.
A ces prières soufflées par le vent, éparpillées, aux pleurs dans le vide, aux au-revoir avec comme seule réponse l'écho de leur voix.
Mourir seul.
Enterré seul.

En ces temps particuliers, je pense aux SDF, aux migrants, aux réfugiés.
Habituellement seuls dans la foule, aujourd'hui seuls dans le vide.
Encore plus seuls dans leur solitude.

Il y a des hommages par-ci par-là pour les soignants.
C'est gentil.
Mais moi, je ne suis que poussière au milieu de cette grande agitation.
Je ne suis que poussière devant cette grande incompréhension.


mardi 10 mars 2020

Un crabe nommé Adolphe

Un homme survole sa vie depuis quelques mois. Un tiers de son corps est mort. Il ne sent ni ses jambes, ni son abdomen. 
Il lui reste la mobilité de ses bras et toute sa tête qui compense par des idées noires.

Il y a moins d'un an, la médecine lui annonce qu'il a l'un des cancers les plus mortels.
Le crabe est né dans le pancréas et, de son allure biaisée et sournoise, il a rampé jusqu'aux organes voisins.
Le crabe. Ou Adolphe. 
Voilà le nom de sa maladie, selon cet homme.

Pour le moment, et depuis la découverte du crabe, il a peu de symptômes digestifs. Sa maladie progresse dans l'ombre et l'indifférence.
Alors Adolphe s'est dit, puisque c'est ainsi, je vais progresser jusqu'aux os et briser une vertèbre du rachis. 

En une poignée de minutes, sa vie a basculé deux fois à quelques mois d'intervalles.

Il est malade et le crabe sera plus fort que lui. Mais avant de mourir, il lui a ôté son indépendance, sa liberté et sa dignité.

Putain de crabe.


dimanche 1 mars 2020

L'enfant désiré

J'ai débuté ma carrière d'infirmière en réanimation néonatale dans un grand CHU pédiatrique parisien. Pour des raisons personnelles, j'avais besoin de rendre ce qu'on m'avait donné.

J'ai croisé des pathologies incroyables et j'ai eu des soins particuliers à prodiguer, que je ne pratiquerai certainement plus. J'ai beaucoup appris, mais j'ai aussi été rapidement confrontée à la mort du nouveau-né, sans vraiment être y préparée.

Dans ces chambres, la temporalité n'a pas de sens. Il y a, dans ce petit espace, une naissance, une joie, des larmes, un cri, une souffrance indescriptible des parents.
Toutes les émotions sont réunies et exacerbées.

Comment conjuguer naissance et mort dans un même espace, dans un même temps ?
Tout se joue dans une forme de dimension parallèle, hors du temps, hors des saisons, hors de la vie.

Ces petits corps sont frêles et transparents, on peut aperçevoir leur capital veineux, fin comme une toile d'araignée. Les battements du cœur sont visibles sous la peau trop neuve. La vie est rythmée par le bruit incessant des scopes. 
Ces petits êtres nés trop tôt ou trop mal, pour qui la pesanteur, la lumière et le bruit sont des agressions perpétuelles, sont privés du contact de leurs parents. Leur petite vie débute dans une atmosphère froide et aseptisée, loin de la peau et du sein maternel.

Les parents démunis sont suspendus au souffle de leur enfant, un souffle si fragile, parfois assistés par des machines deux fois plus grande que leur incubateur. Des parents funambules sur le fil de la vie de leur bébé.
Ces enfants sont seuls et perdus dans l'immensité de la médecine  qui lutte coûte que coûte contre cette mort injustement prématurée.

Quel language utiliser face à l'incompréhensible ?
Comment soutenir l'Insoutenable ?
Tout est à créer dans ces moments si particuliers. Un langage nouveau s'exerce et se renouvelle constamment. 

Je me souviens de cette petite fille, venue au monde comme n'importe quel enfant en bonne santé. Dans la salle de travail, sur le sein de sa mère, cette petite fille a fait un AVC hémorragique massif. Sans crier gare, à une heure de vie, le vie bascule.
Elle est arrivée dans notre service très rapidement mais nous savions tous que c'était peine perdue.
La souffrance des parents etait telle que je n'ai pas trouvé de mot pour les soulager.
Il faut accueillir, écouter, rassurer mais rassurer de quoi quand le même jour une petite vie toute neuve synonyme de joie bascule en un jour noir et froid ?

Au bout de 2 ou 3 jours, cette petite vie s'éteint, insoutenable pour les parents, ils me délèguent les dernières heures. Tandis qu'ils vont chercher du réconfort dans les cieux et les prières, moi, j'ai emmailloté ce bébé et dans mes bras, j'ai accompagné son dernier souffle.
Puis, je lui ai fait un dernier bain, je l'ai séché, mis un pyjama blanc, je l'ai de nouveau emmailloté et j'ai appelé les parents.

Je n'ai jamais ressenti autant de reconnaissance, de chaleur et de regards bienveillants de la part d'une famille,  que depuis ce jour là.

samedi 29 février 2020

La mort aseptisée.

Après chaque départ, après chaque mort, il faut nettoyer et désinfecter la chambre du sol au plafond. 
Les murs,  la télévision, les pieds de la table, le dossier de la chaise, le lit, le matelas, les télécommandes, les poignées, le canapé lit dessus/dessous, les barres du lit, la fenêtre.
Et j'en passe.

Outre le risque d'infection ( La mort est-elle contagieuse ?), Je me demande à quel point nous n'essayons pas de faire disparaitre la maladie, la souffrance, la mort, à coup de balayette.

Hier, j'ai nettoyé une chambre dans laquelle un femme est morte quelques heures avant.
Je suis entrée et je l'ai trouvée horriblement vide. J'ai nettoyé, frotté les surfaces et les recoins et me demandant pourquoi ?
En passant, mon regard s'est arrêté sur un reste de fleurs fanées. 
Des fleurs des champs qu'un proche avait certainement cueillies avec pensées et amour. Ces fleurs qui n'ont jamais été vues par cette femme déjà presque partie.  Des fleurs fanées pour une vie fanée.
Et moi ? Je les vois et je dois les jeter et désinfecter.
Je dois nettoyer les murs,  la télévision, les pieds de la table, le dossier de la chaise, le lit, le matelas, les télécommandes, les poignées, le canapé lit dessus/dessous, les barres du lit, la fenêtre.
Et j'en passe, pour accueillir une nouvelle fin de vie.

dimanche 23 février 2020

Michel Sardou

C'est un homme de 77 ans.
Il a subit une cascade de complications, dont un AVC sévère, suite à une intervention chirurgicale relativement banale.

C'est un homme de 77 ans avec des troubles de la perception de son propre corps. Il a besoin d'être enveloppé, contenu et rassuré.
Il a un corps maigre, je peux deviner, sous mes mains, chaque contours de ses os. 

Depuis cet AVC, il vit ailleurs, il a une cécité qui lui permet de vivre dans un autre monde. Il voit des formes et des couleurs.
Il me parle de tout, de rien. Mais surtout de rien puisque nous n'avons plus le même language.

Il reste un language universel, celui de la musique. 
La voix grave du violoncelle qui fait trembler.
Les larmes des trompettes brisant le silence.
La pluie du piano, ses lenteurs et ses tempêtes.
Les cœurs des choristes, leurs voix dans leurs mains.
Et puis il y aussi... Michel Sardou.

La musique proposé lors des soins est un moment privilégié. La musique est choisie en fonction des goûts des patients, évidemment.

Michel Sardou donc.

Et "je vais t'aimer".
The must of love.

Allez, pour le plaisir de chacun, je partage avec vous la musique qui réveille tous les sens de mon patient.

Le soin se passe idéalement bien.
Ma collègue est moi sommes spectatrices d'un homme qui vit la chanson, il bat la mesure avec son pied, chante un mot par-ci, par-là.
Il profite du son et des massages que nous lui prodiguons.
C'est un vrai partage d'émotions.
Nous vivons cet instant avec lui.

Alors que nous le tournons sur le côté, de ses mouvements anarchiques, il me caresse les fesses et il (me) dit :
"Je vais t'aimer, ce matin."
 
😅

mercredi 19 février 2020

l'Everest

Hier soir, j'ai regardé le film l'Everest.
Emmitouflée dans mes microbes grippaux, j'ai regardé le courage et l'insouciance (?) de ces hommes qui bravent la nature.
C'est tiré d'une histoire vraie. Beaucoup d'hommes et de femmes ont perdu la vie sur le plus haut sommet du monde.
Le film se termine sur une image d'un corps froid face à une vue splendide. Il s'est endormi à jamais. En chien de fusil.
J'ai été prise d'une angoisse profonde et je n'ai pas pu m'interdire de faire le lien avec mes patients. 
Leur Everest à eux, mais pas préparé ni choisi.

Il faut une force incroyable et un mental d'acier pour combattre les éléments de la nature, tout comme la maladie grave.
Lorsqu'elle se déchaîne, l'homme est petit. 
Elle est imprévisible, surprenante parfois vicieuse.
Elle se faufile malgré le béton armé des hommes, une marguerite entre deux pavés.
Elle est forte, intelligente, prend souvent le dessus et gagne, parfois.
Mais elle permet aussi de se recentrer, de vivre des choses vraies, de profiter des moments vivants.

La différence entre la nature et la maladie, c'est que la nature est belle.


dimanche 16 février 2020

Un air de printemps

Un dimanche mi février.
Je profite des premiers rayons de soleil d'un printemps trop précoce.
Je suis sur ma terrasse, je sens l'air encore frais d'un hiver paresseux en concurrence avec un soleil déjà presque chaud.
Le chant des oiseaux me ramène à une conversation avec une de mes patientes atteinte d'un cancer du pancréas métastasé.

La renaissance de la nature me fait penser au visage lumineux de cette femme.

Je pourrais la comparer à cette lumière, faveur du printemps, à l'aube de sa dernière ligne de vie.
Elle a fait le choix de ne pas se soigner, à quoi bon avec un cancer du pancréas ?

Elle est souriante et profite de l'instant présent.
Elle se réjouit d'un lever de soleil, de la lecture de son livre, de sa petite-fille née le 1er février.
Elle illumine sa chambre par sa gaité parfois teintée de larmes.
Des larmes de quitter les siens, des larmes d'une vie trop courte mais bien vécue.
Des larmes de faire vivre un nouveau deuil aux siens, 15 ans après la mort de son mari.

Mais des larmes souriantes, des larmes pleines de dignité et de respect.
Des larmes avec un sourire persistant, un sourire de force et de courage qui me font toute petite.

Elle est rentrée chez elle ce week-end, pour une dernière marche le long de l'océan.
Un de ses petits bonheurs de sa vie.
Sa luminosité va rencontrer celle du printemps. Je pense à elle, le visage éclairé par le vent et l'écume.
Son petit bonheur devient le mien.

samedi 15 février 2020

Ces choses au fond de nous

On me demande régulièrement pourquoi je travaille en soins palliatifs. 
On me dit souvent que c'est vraiment difficile et que, eux, ne pourraient pas travailler dans ce milieu.

L'humain est capable du meilleur comme du pire. Je n'aime pas la foule, je n'aime pas l'effet de groupe mais j'aime l'être humain. 

Lorsque l'humain est face à lui même, lorsqu'il est affaiblie, lorsqu'il est brut de pomme, entier, lui-même, sincère et sans filtre, L'humain est riche et le partage est fort.

Quand la vie se montre plus courte, injuste et douloureuse, elle se veut aussi plus intense, plus vraie, sans faux-semblant.
Dans un service de soins palliatifs, il y a un concentré de vie et de partage.

C'est comme un tube de lait concentré, un fruit de la passion, un bouquet de mimosas.

Ce partage, ce lien avec l'être humain, même s'il est imposé par la vie, même s'il naît d'une souffrance et se termine par une perte, pour moi, il est le bourgeon de ma propre vie.


jeudi 13 février 2020

La musique que j'aime... elle vient de là...

Du haut de sa pathologie, il arrivait à battre la mesure avec son pied lorsque je chantais à plein poumons les chansons de Johnny, avec le balais en guise de micro.
Il était toujours souriant et doux.
C'était un homme bon et gentil.
Il aimait Johnny, il s'en est allé, comme lui.

mercredi 12 février 2020

Quand elle est attendue

Hier, j'ai exprimé toutes mes condoléances à une famille qui venait de perdre leur maman.
A mon grand étonnement, j'ai serré chaleureusement leurs mains de mes deux mains avec un sourire sur le visage.
Je me suis trouvée cocasse.
Puis, en les voyant, j'ai compris que je répondais à leurs sourires.
Cette mort était attendue, préparée, acceptée et apaisée.
Hier, j'ai vécu une mort souriante.

mardi 4 février 2020

De la vie, je vous dis !

Quand je dis qu'un service de Soins palliatifs est plein de vie, on ne me croit pas.

Pourtant, aujourd'hui, c'était une très belle journée pleine de vie. 
Entre joie, clin d'œil, humour, culture et musique.
Oui, tout ça en une seule journée !

Chambre 2. "Perplexité".
- "bonjour Madame, avez-vous bien dormi cette nuit ?"
- Son visage s'illumine : " oh que vous êtes belle !" Me répond-t-elle. 
(Là, quand même, je me demande si elle est bien lucide cette petite dame !!)
- "heu... Avez-vous mis vos lunettes ce matin !??"
- Elle rit de bon cœur et me dit : "c'est votre bonté qui vous rend belle !!"
- Mouais.
Sur son adaptable trône depuis plusieurs jours une carte avec la photo de Jésus-Christ. Une phrase illustre le portrait : "Je suis la lumière du monde (rien que ça !!)  celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie."
Du haut de mon athéisme, je reste donc... Perplexe !

Chambre 12. "Rire et familiarité".
- " bonjour Madame ! Comment allez-vous ce matin ?
Je viens pour vous masser les jambes !"
- " oh oui ! J'en profite ! Mais il faudra enlever mes chaussettes ! J'ai toujours froid aux pieds figurez-vous"
- Je lui dis avec, un clin d'œil : "Comme on dit chez moi, vous êtes un Cul-gelé !!"
Voilà comment créer un fou-rire commun.

Chambre 08. "Lecture et culture"
En entrant dans la chambre, je vois le livre de chevet. C'est une biographie de Victor Hugo. 
Je lui demande si le livre lui plaît.
- " oui, j'aime beaucoup Victor Hugo, c'est un grand homme vous savez".
Je lui fais remarquer qu'il a la même barbe qui lui. Il me répond :
- " savez-vous pourquoi il a laissé pousser sa barbe ?  Un hiver, il a pris froid et il a eu très mal à la gorge. Alors il a eu l'idée de laisser pousser sa barde pour protéger sa gorge, comme un cache-nez vous voyez !"
" C'est une anecdote qu'on trouve souvent dans la littérature !"

Depuis, je l'appelle Victor. Un lien est créé.

Chambre 03. "musique"
Aujourd-hui, nous avons propose un bain-douche à une patiente atteinte d'une sclérose en plaques.
Pour parfaire ce moment privilégié, je lui demande si elle aime la musique et quel style de musique.
C'est comme ça que nous avons écouté Albinoni Adagio en observant une patiente apaisée et clairement en train de profiter.

Chambre 05 - "Musique bis"
Nous avons un patient très âgé. Il a 97 ans.
Il a les pathologies de son grand âge : troubles cognitifs, perte de mémoire, et j'en passe.
Il est souvent seul et semble parfois perdu.
Sa famille lui a apporté un lecteur et différents CD : Dalida, C'est Jérôme (mon préféré !) Et des musiques du début du siècle dernier (oui oui).
Après la toilette et après l'avoir bien installé au fauteuil, je mets en route son lecteur CD.
Alors qu'il entend les premières notes de "la java bleue", ses yeux s'ouvrent, je le sens à l'ecoute.
Je lui prends la main et je le fais danser.
C'est alors que tout son visage s'illumine. Il me fait danser en retour, avec un beau sourire édenté.

C'était le plus beau moment de la journée.

Les soins palliatifs, c'est plein de vie je vous dis !


vendredi 31 janvier 2020

Parfois, nous pleurons

Oui, parfois, le soignant pleure.

Mais quelle est la raison veritable ?

Est-ce une accumulation de stress ? 
Une sensation de "vouloir bien faire" inachevée ?
Un transfert sur sa propre mort, celle de son proche ?
Une accumulation de la tristesse de l'autre ?
Est-ce dù à des situations difficiles, des familles particulières, des différences qui nous laissent perplexes ?
Est-ce le visage crispé de douleurs ?
Est-ce le corps déformé par la maladie ?
Est-ce l'accumulation de morts, parfois jusqu'à 3 voire 4 disparitions par jours ?
Est-ce la banalisation de la perte, la banalisation du corps vide, la fatalité ?
Est-ce un manque de dignité persistant malgré nos efforts d'être un bon professionnel ?

J'imagine que c'est un peu tout ça.
Une intrication de plusieurs facteurs qui font que, parfois, le soignant pleure.

Nous savons laisser la peine à celui qui la porte. 
Nous savons qu'elle ne nous appartient pas. Que sa propre peine doit être vécue et que, quoi qu'il arrive, quoi que nous fassions, il est seul à vivre cet événement.

Peut être que, pour se protéger, pour prendre en soins de façons optimale sans se faire du mal c'est d'accepter que nous ne pouvons pas tout contrôler. Que la mort est naturelle, même à 40 ans. Injuste mais naturelle.
La mort fait partie de la vie, qu'il y a un début et une fin. Même si cette vie est courte, c'est le jeu de la vie.

Peut être que pour se protéger, pour prendre en soins de façons optimale sans se faire de mal c'est de mettre la barre moins haute.

Qu'est ce qu'un bon soignant ?
A mon sens et en priorité, Être sois-même digne et humble pour pouvoir préserver leur dignité à eux.
Être à l'écoute bien sûr mais parfois aussi se faire discret, savoir s'effacer.
Être présent au bon moment, pas forcément tout le temps. 

Être observateur, savoir soulager sans viser la perfection.






mardi 28 janvier 2020

La mort commune mais singulière

Je passe mes journées à passer d'une chambre à une autre.
J'adapte mon sourire aux circonstances de l'instant.
Le couloir du service est comme l'arrière scène d'un théâtre ou les rôles se suivent et ne se ressemblent pas.
Dans le couloir, j'ai quelques secondes pour mettre mon costume de scène qui sera le plus adapté à la personne qui occupe la prochaine chambre. La prochaine scène donc.
C'est mon quotidien. 
Le matin, je me prépare à passer d'une chambre à une autre.
Le scénario est peu préparé à l'avance.
Derrière chaque porte il y a un visage différent.
Moi, j'ai mon costume qui me protège. Je le retire chaque soir.
Lui, il a un visage de cire qu'il n'a pas choisi.
Moi, c'est mon quotidien, lui, c'est sa vie. 
Des heures courtes et interminables à la fois.

Je passe d'une vie à une autre, rythmées par des symptômes et des prescriptions.
C'est mon métier, je l'ai choisi.
Je passe d'une mort à une autre, c'est mon quotidien. 

Comment ne pas rendre cette mort unique et singulière en une mort commune parmi tant d'autres ?
C'est mon quotidien mais pas le leur et je ne veux pas que ce quotidien devienne ma routine.


lundi 27 janvier 2020

Tant qu'on ne sait rien

"Tant qu'on ne sait pas, qu'on ne sait rien 
Tant qu'on est de gentils petits chiens 
Tant que la petite santé va bien 
On n'est pas la queue d'un être humain 

Tant qu'on ne sait pas le coup de frein 
Qui vous brule à vif un jour de juin 
Tant qu'on ne sait pas que tout s'éteint 
On ne donne quasi jamais rien 

Tant qu'on ne sait pas que tout éreinte 
Tant qu'on ne sait pas ce qu'est la vraie crainte 
Tant qu'on n'a jamais subi la feinte 
Ou regardé pousser le lierre qui grimpe 

Tant qu'on n'a pas vu le ciel d'étain 

Flotter le cadavre d'un humain 
Sur un fleuve nu comme un dessin 
Juste un ou deux traits au fusain 

C'est une chanson, une chanson 
Pour les vieux cons 
Comme moi, petite conne d'autrefois 
C'est une chanson, une chanson, 
Qui vient du fond, de moi 
Comme un puits sombre et froid 

Tant qu'on ne sait pas qu'on est heureux 
Que là haut ce n'est pas toujours si bleu 
Tant qu'on est dans son nuage de beuh 
Qu'on ne se dit pas je veux le mieux 

Tant qu'on n'a pas brulé le décors 
Tant qu'on n'a pas toisé un jour la mort 


Tant qu'on a quelqu'un qui vous sert fort 
On tombe toujours un peu d'accord 

C'est une chanson, une chanson 
Pour les vieux cons 
Comme toi, petit con d'autrefois 
C'est une chanson, une chanson, 
Qui vient du fond, de moi 
Comme un puits sombre et froid 

Tant qu'on ne sait pas ce qu'est la fuite 
Et la honte que l'on sait qu'on mérite 
Tant qu'on danse au bal de hypocrites 
Qu'on n'a jamais plongé par la vitre 

Tant qu'on n'a pas vu brûler son nid 
EN quelques minutes à peine fini 
Tant qu'on croit en toutes ces conneries 

Qui finissent toutes par "Pour la vie" 

benjamin biolay

samedi 25 janvier 2020

Un baiser

Et cette femme qui n'entend plus.
Je m'approche de son oreille pour lui parler et elle ? Elle m'embrasse avec tendresse.
L'incompréhension à parfois du bon.

De la chambre 01 à 12

Je vois ces coprs déformés, amaigris, ou ronds, des taches parfois rouges, parfois bleues, parfois blanches.
Un corps qui n'existe déjà plus. Un corps honteux pour certains, laid pour d'autres. Négligé ou oublié.
Un corps qui existe trop.
Trop lourd, trop lent, trop présent, trop douloureux.

Je vois ces visages parfois crispés, parfois fermés, comme invisible. Un visage envahis, exprimant l'incompréhension,  l'angoisse,  la tristesse, la douleur morale.

Mais aussi parfois des visages détendus, souriants, apaisés, en attente d'une finitude acceptée.

Et moi, je suis là, à la fois actrice et spectatrice, où il faut trouver des mots qui n'existent pas.
Je suis de celles qui soulagent et annoncent des mauvaises nouvelles.
Je suis de celles qui essaient d'apporter une image, une reprensatation de la mort acceptable.
Je suis de celles qui accompagnent, soignent, écoutent et acceptent la progression d'une vie raccourcie sans annoncer la fin que je connais déjà par coeur.

Je parle de déchéance et de mort mais dans ce temps hors du temps, dans cette "largeur du temps", la vie persiste, elle est là, intense, dense, un concentré de vie vivante que chacun créé, au fur et à mesure,  comme une scène théâtrale d'improvisation.

Ces âmes abîmés sont belles, courageuses et humbles. De l'humanité dans 12 chambres.
Et j'espère que je leur apporte autant qu'elles m'apportent.

jeudi 23 janvier 2020

Chambre 03.

Nous avons dans le service un homme qui s'éteint doucement.
Il ressemble à un homme d'Auschwitz, il est cachectique, les joues creuses, le teint pâle.
Il dort beaucoup, la bouche ouverte.
Il faut s'approcher pour voir qu'il respire encore.

Un ami à lui arrive, va le voir puis revient. 
Il me fait part de sa tristesse.  " Nous jouons aux cartes tous les jeudis. Demain, c'est jeudi."

Je le raccompagne dans la chambre du malade, je frappe, je rentre et je dis, bonjour Mr, un ami vient vous voir.
Il ouvre les yeux, et, en prenant les mains de son visiteur, il dit, oh mon ami Léopold ! Mon ami Léopold, c'est mon ami Léopold !

Il y a de émotion dans cette chambre.

dimanche 17 novembre 2019

Chambre 12

Dans la chambre 12, la vie s'éteint.
Le plafond se baisse et réduit l'air.
La pression est dense,  je peux palper l'intensité de la douleur, je la sens glisser entre mes doigts.
Les larmes dans la gorge, elle me dit "je crois qu'il est parti".
La pièce est plus petite. Le temps et l'espace ne font qu'un, concentré et suspendu au dessus de nos têtes.
La mort, si commune et personnelle à la fois.

L'éthique de l'écriture